vendredi 1 mars 2013

Vases communicants / Pierre Menard

964e jour de voyage - Je laisse pour la journée les clés de la maison Dreamlands à Pierre Menard qui m'accueille pour sa part, grande fierté pour moi, sur le Liminaire

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Je suis un lent qui cache ses défauts de besogneux sous une activité débordante. L'idée de ce roman sur Detroit est assez vieille il faut bien le reconnaître (pas encore trouvé le titre d’ailleurs, mais ça viendra), deux ans déjà. J'ai commencé à faire des recherches, à mettre de côté des informations sur la ville de Detroit, son histoire, sa musique, intrigué par quelques images de la ville qui perd jour après jours ses habitants et dont l'espace se modifie radicalement. J'ai sauvegardé en ligne, au fil de mes découvertes, cette documentation sur le site scoop.it, ainsi que sur un blog : Lost Detroit.


La diffusion sur mon site, il y a deux ans précisément, d’un magnifique texte d'Esther Salmona écrit sur cette ville dans laquelle elle a vécu plusieurs mois il y a quelques années déjà, et qui l'a notablement marquée, à joué les catalyseurs.


Lors de mon séjour à Ouessant en août 2011, j'ai compris ce qui me fascinait tant dans ce paysage de Detroit en pleine mutation, qui côtoient les gratteciel rutilants de Downtown, comme d’autres villes abandonnées projet sur lequel travaille notamment Philippe Rahmy.
J’ai alors écrit un long texte sur les chemins de traverse de la création : Un lieu du temps.


Quand Olivier Hodasava m'a contacté récemment pour m'inviter à échanger nos sites dans le cadre des vases communicants, je commençais à nouveau à travailler sérieusement sur mon roman. Son invitation m'a poussé à intensifier le travail pour terminer l'un des premiers chapitre du livre, le 4ème en l'occurrence, qui raconte le réveil en plein terrain vague d'un homme qui ne se souvient plus de rien et qui erre fantomatique dans les paysages désolés et vides de Detroit.


Le chapitre est assez long, j'en propose donc un large extrait sur le site d'Olivier Hodasava, mais l'intégralité est disponible au format ePub et version pdf pour plus de lisibilité.

C’est avec grand plaisir que j’ai accepté d’écrire sur le blog Dreamlands, tout d’abord parce que c’est un site passionnant, d’une grande richesse, un site que je suis au quotidien et dont je me sens très proche (je l’utilise même en atelier de création en ce moment), et parce qu’ensuite c’est sans doute le meilleur endroit pour y diffuser un extrait de mon texte en cours d’écriture, dont l'ensemble de la trame se matérialise autour du lieu, de son image à travers le temps et notamment via Google Street View.

Dans son dernier roman “Programme sensible” paru chez Actes Sud, AnneMarie Garat questionne également notre rapport aux nouvelles technologies :

“Tout s’est raccordé où cela s’était interrompu, recollé sans rupture à l’enchaînement logique, à la ronde du temps et au mouvement. Il suffit. Pas de quoi en faire un plat, des absences, tout le monde en a. Il n’y a qu’à regarder les photos de Muybridge pour comprendre combien il y a d’instants perdus dans les intervalles, invisibles et pourtant réels, qu’il fusille à toute vitesse. En pause, l’allure du cheval, de la femme, de l’enfant, jamais vu auparavant ce qui nous sépare de nous mêmes dans l’envol, le galop, la course, la danse, la mort. Dans la promptitude de l’entre-deux, nous sommes vivants.”


Écrire sur une ville que l'on ne connaît pas, que l'on décrit dans un temps qui n'existe déjà plus, celui de l'image arrêtée, et raconter comment un homme d'image, un photographe, va tenter, par amour, de changer le cours du temps et la forme d’une ville.

“Dans ce blanc de neige, sommeil blanc, tout se raccordait sans disjoncter. L’enchaînement logique du temps et du mouvement avait continué en mon absence, au lieu que la vie réelle le divise continûment en fragments sans queue ni tête, qu’on n’ose raconter à quelqu’un d’autre comme dans les romans et dans les films où l’on entend la voix narrative nous parler de choses secrètes, pénétrantes, de vérités authentiques qui nous émeuvent et nous persuadent que la réalité illisible, incohérente et absurde est compréhensible, d’âme à âme.”


Cet extrait se déroule dans un terrain vague situé à l'intersection de Carrie Street et Georgia Street, à proximité de l'école élémentaire Jane Cooper aujourd’hui détruite.


        J’essaye d'avancer un peu, malgré ma blessure à la tête et les jambes flageolantes, pour tenter de me repérer, de comprendre ma situation, persuadé qu'à l’aide de ces maigres indices je parviendrais enfin à défiler la pelote de ce qui s'est passé la veille au soir, retrouver mon identité comme j’ai récupéré l’usage de mes jambes et de mes bras. Je suis aussi pauvre que les morts. Je commence sans rien. Ce n’est pas par un raisonnement qu’on y arrive, mais une illumination.
        Tout semble presque vaporeux. J’avance en tâtonnant jusqu'à repérer à quelques centaines de mètres de mon point de départ une route désaffectée, ce n’est plus qu’un ruban, la trace de son ancienne existence, morceaux de bitume agglomérés, le gravier aboli gagné par l’herbe dévorant le bord dentelé de la voie défoncée, désolée. Quelques pas plus loin un monticule renflé de vieux pneus usagés, caoutchouc grisé par les intempéries, en barre l'accès. Voie sans issue.
        Je tourne en rond dans le dédale monotone de ces ruelles envahies d’herbes folles, bordées d’arbustes proliférant en désordre, dont la taille saillante empêche toute visibilité au-delà du carrefour suivant. Un ensemble de rues et d’impasses qui s’enchevêtrent et dans lesquelles on ne s’aventure jamais sans redouter un traquenard. Là, c’est l’abandon qui fait peur.
        Épuisé, je vagabonde en titubant, d’un pas incertain, hésitant sur le chemin à suivre. Je ne perçois rien d’autre du parcours effectué qu’un circuit infernal, excédant, dédale sans queue ni tête, en boucle sur lui-même, sans porte de sortie ni issue de secours.
        J’ai faim, je suis éreinté, je m'assois un court instant sur une glissière de sécurité en béton gris, garde-fou oblitéré d’un large rond rose pâle peint à la main, barrière improvisée qui coupe la route, empêchant les véhicules de pénétrer dans cette zone interdite. Aucune voiture n’est passée dans les environs depuis que je me suis réveillé. Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte. Mais on entend parfois, comme une morne plainte, quelque chien sans abri.
        Je sens bien que je suis perdu dans un coin reculé de la ville, mais très loin de son centre, rejeté à sa périphérie, ces amas de vieux pneus aux contours usés, devenus obsolètes, entassés, ces piles de cartons agrégées en millefeuille avec le temps, ces gravats et décombres déposés ça et là, à l’abri des regards et des interdits, la ville n’est pas si loin forcément pour qu’on les abandonne à cet endroit.
        Je pense à un chantier interrompu, un circuit automobile délaissé. Ce qui m’inquiète le plus d’ailleurs, ce n’est pas d’être perdu, situation passagère j'en suis sûr, mais de ne pas reconnaître ce paysage si particulier que j'observe depuis ce matin, sans rien de familier alentour.
        Et tout à coup la peur m’envahit, mon nom, je ne m’en souviens pas non plus. Je ne sais plus qui je suis. Mes mains sont celles d’un étranger.
        Il suffirait de suivre les fils des poteaux électriques pour retrouver la ville tout au bout,
Petit Poucet fébrile, mais découvrirai-je pour autant qui je suis en regagnant cette ville ? Je me relève avant que l’incertitude m'assaille à nouveau et m’ôte le peu de courage qu’il me reste pour avancer. Je reprends le sentier à travers ce désert urbain. Droit devant.

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Texte et images de Detroit par Pierre Menard.
Si vous voulez retrouver mon voyage du jour, il vous faut vous rendre maintenant sur le Liminaire.
Cet échange se passe dans le cadre du projet des Vases communicants : “Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”