vendredi 4 octobre 2013

Vases communicants / Virginie Gautier

1143e jour de voyage - Opération Vases communicants : je laisse pour la journée les clés de la maison Dreamlands à Virginie Gautier qui elle m’accueille, grande fierté pour moi, sur le Carnet des Départs

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Un regard depuis le dehors

Quand tu m’as proposé d’aller aux Etats-Unis, j’ai eu envie de revoir les photographies de Walker Evans, en souvenir des portraits des métayers de l’Alabama réalisés en 1936 avec l’écrivain James Agee. Un photographe, mais un qui marche, qui va au-devant des hommes et des paysages. De Walker Evans, j’ai trouvé ce cliché d’un couple avec leur bagage. Il porte pour légende “autostoppeurs Vicksburg mars 1936”. Seuls, sur une route gravillonnée coupant une forêt, ils ont ce léger sourire intimidé. Est-ce qu’ils posent pour Walker ? Est-ce qu’il va les emmener ? C’est à ce point de leur départ que commence mon arrivée.


Vicksburg, Mississippi. Ont-ils déjà traversé le fleuve par l’ancienne route, celle du vieux pont, vers Monroe ou Jackson ? S’ils se dirigent vers Jackson, iront-ils à Memphis ? Si c’est vers Monroe, à Dallas ? Tournant le dos aux marais, aux crues du Big Muddy, le grand boueux, que les Amérindiens Choctaw, pratiquaient déjà sur leurs canoës en écorces.


Tournant le dos aux bateaux à vapeur, les passages incertains où l’on sonde à la corde ce qu’il y a de fond. Mark four, mark three, mark twain ! Arrêt Vicksburg, dans ce petit bourg fortifié, en carrés noirs sur la carte. Il faut voir comme le territoire ici est dessiné. Il faut voir se tordre ce grand serpent d’eau douce qu’est le Mississippi.



Qui ne dort pas deux fois dans le même lit. Laisse ici et là les boucles refermées de son passage. Fish lake, long lake, indian camp lake, alligator lake. Croise le delta de la rivière Yazoo, ses méandres en mèches de cheveux, effilés, irriguant une terre où il est difficile de prendre appui. Le sol est raviné, le sol ne tient pas. Il est fait d’un mélange d’îles et de sillons. D’eaux stagnantes, de bayous, bajuks, petites rivières.
Vicksburg cherche accroche, cherche pierres et roches. S’amarre sur les contreforts des collines qu’une boucle du fleuve vient ronger. Erosion, usure.


Autres formes encore de ravinement, en champs de bataille, en cimetières. Vicksburg eut son compte de fortins, de campements, de déplacements de troupes. On sait tout de la façon dont l’Union a encerclé la ville en 1863. Les 40 jours de siège des Confédérés. La victoire du capitaine Grant, décisive pour le nord. Le contrôle du Mississippi jusqu’à la mer.



Au National Military Park, sur les hauteurs de Vicksburg, ce qu’on fabrique de paysage.
Abattre les arbres, dégager la zone, brûler les terres. Déchirer le sol pour mieux reconstituer le champ de bataille. Cette façon de décor c’est l’ultime étape. Après avoir en 1935 terrassé la colline. Après avoir planté, sur l’autre versant, des morceaux de forêt pour retenir le sol, protéger le théâtre des opérations.
Décomposer Vicksburg en strates, comme la mémoire.


De l’autre côté, le fleuve est sorti de son lit. Efface les traces, rythme l’histoire. La crue de 1912, où les travailleurs sont venus se réfugier dans l’usine de balles de coton. Les crues de 1937, de 1993, 2005, 2011. Les digues à Vicksburg ne sont pas toujours étanches. Les routes peuvent devenir des canaux. Les bulldozers font tomber des maisons des années 30-40, construites dans des rues trop basses, sur des terrains économiques.



Est-ce pour ça qu’ils s’en vont ? Pour chercher ailleurs territoire moins sauvage, plus hospitalier ?
Quand Walker Evans prend cette photographie en 1936, il parcourt le sud des Etats-Unis pour la Farm Security Administration, avec pour mission de dresser un état des lieux des conditions de vie et de travail de l’Amérique rurale. Il fait des portraits d’hommes et des portraits de maisons. Des façades, des magasins photographiés depuis la rue, en passant. Il reste dehors. Ne dérange rien à Vicksburg.

Un photographe, un qui marche, qui assemble le proche et le lointain. Il choisit les voies de circulation, les cours d’eau, les rails de chemin de fer, les routes. Traverse. Se tient sur les seuils. Pose un regard depuis le dehors.

“Le style documentaire n’a pas d’autre appui, ne tient à rien d’autre que ce regard déplacé et saisi par ce qu’il capte.”*


VG. oct.2013



*Jean-François Chevrier, « Walker Evans dans le temps et dans l’histoire », éd. L’Arachnéen, 2010.

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Texte et collecte d’images de Virginie Gautier. Si vous voulez retrouver mon voyage du jour, il vous faut maintenant gagner le Carnet des Départs.

Cet échange se passe dans le cadre du projet des Vases communicants : “Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge de chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”