936e jour de voyage. Aujourd'hui, exceptionnellement, dans le cadre des Vases communicants, réjouissante opération d'échanges de contenus, ce n'est pas moi qui écris ici mais Benoît Vincent, écrivain, botaniste, coanimateur de la revue Hors-Sol, maître d'œuvre d'Ambo(i)lati, plateforme numérique improbable – et j'en passe.
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Le principe des Vases communicants est très simple : “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”
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Et donc. Nous nous sommes promenés l'un comme l'autre dans les paysages du détroit de Messine – entre Charybde et Scylla. J’ai fait des images, il a mis des mots dessus, et le résultat, emballant me semble-t-il, est visible ci-dessous.J'ai fait d'autres images encore et je leur ai accolé des extraits d’un texte célèbre.
Et ces autres images et cet autre texte sont publiés chez Benoît, sur Ambo(i)lati,
ici >>> Le champ du signe.
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Amb’i lat’
Ce texte est écrit en marge de la
première partie d’Horcynus Orca, l’incroyable roman de
Stefano d’Arrigo, dont la corrections des épreuves à pris quinze années. C’est grâce au travail
d’Olivier Hodasava qu’il fut initié, mais aussi par l’entremise de Benoît Virot, qui aiguillonne plus vite
que son ombre.
Stefano d’Arrigo, dont la corrections des épreuves à pris quinze années. C’est grâce au travail
d’Olivier Hodasava qu’il fut initié, mais aussi par l’entremise de Benoît Virot, qui aiguillonne plus vite
que son ombre.
Charybde 1
Quitter, laisser là le pays, le laisser à ses affres, ses
oripeaux, ses odeurs grasses, ses peaux dorées, ses plages trouées, ses femmes.
Ses cailloux. Ses poissons, ses fères, c'est-à-dire des bêtes sauvages, et
autochtones, et endémiques.
Prendre le ferribò qui porte plus de noms que tu n'en
connais.
Ce n'est pas une maison, c'est une ville ; ce n'est pas
un livre, mais une bibliothèque ; ce n'est pas un voyage, mais une vie.
Elles sont là, les femmes. Elles l'empruntent à longueur
d'année, de part et d'autre et avec elles les voix et les légendes. Ce n'est
pas un bateau, celui-là ; malgré ses formes anguleuses et ses vacarmes de
machines. Elles le savent elles, qui s'accoudent négligées à la rambarde, en
sondant les fumerolles d'horizon. Près de la salle des machines. Ou dans leurs
cabines ou certains lieux d'aisance, la porte légèrement entr'ouverte.
C'est le tribut payé au transport. Elles le savent. Elles
reviennent. Le bruit couvre les bruits, le grand souffle et les crissements des
rouages, le tremblement des hélices, les vibrations du contact sur la dure
surface de l'eau, au crépuscule.
Elles reviennent. Elles savent. C'est une grosse bête,
une bête énorme et sauvage. Une bête féroce, endémique, autochtone. La Bête se
sert à elle, se sert en elle. Elles se laissent faire. La Bête, déguisée en
fracas et hoquets, en sifflets et fumées, pistons, engrenages, graisses,
poulies, qu'est-ce que j'en sais moi, je ne suis pas mécanicienne, la Bête, oh,
la Bête.
Toutes ces femmes le savent et reviennent. Elles qui
escortent les chargements de sel de l'une à l'autre rive, elles qui vivent
(trainent) ensemble des semaines durant, dans les plis et les tissus des
femmes, dans les voix des femmes et les histoires des femmes, dans les cycles
des femmes, dans les désirs des femmes, cette compagnie de femme paye de son
corps le passage journalier. La Bête se sert, la Bête prend, la prend par
en-dessous, par dessous la robe, et elles gardent le regard figé sur les masses
devenues floues au loin.
La Bête et tout son tintamarre et son épilepsie de
machine organique qui te prend, au crépuscule, et te secoue, comme jamais on ne
t'a, te frotte et te brique, te reluit, t'asperge, te trempe de ses huiles ?
poisseuses, de son mécanique roulis, de son coulis de bruit et mouvements, la
même matière, la même matière, pour les deux.
Scylla 5
De l'autre côté, l'inaccessible.
Toise. On s'en fout. On a la mer, et elle est pleine.
Elle vient jusque là, figure-toi. Elle déborde. Elle envahit les plaines et les
vallées, elle engloutit les villes. Elle monte. La mer monte et, sans violence
aucune, elle occupe les terres, et même plus, elle les embrassent et les
miment.
Tu observes les rues s'humecter puis très vite devenir
ruisseaux. Les immeubles, les maisons, leur rez est déjà comblé. Les
tapisseries, les velours des rideaux, dégouttent. Les canalisation refluent
leurs odeurs de cuisine et d'hôtellerie. Les paperasses flottent, avec les
bidons, les récipients divers, un broc, un pot, une bouteille sans message.
Des tas d'herbes, des bouquets, des branchages, des
déchets verts, et bien sûr les inlassables archipels des plastiques, bâches,
sacs poubelles, ustensiles de cuisines, etc.
Des chats égarés sur des planches vermoulues, des chiens
fatigués de nager et qui nagent encore de leur pattes en sang. Des landaus, des
berceaux... tout un trousseau d'intime. Des baignoires, peut-être, et puis déjà
les hommes sur des radeaux de fortunes, des barques jusque là oubliées dans les
ronciers, toutes sortes d'objets du quotidien promus à un destin impétueux. Et
puis la vie à nouveau qui s'organise, avec ses pouvoirs et ses règlementations.
Les autorités, dépassées, ont cédé à des milices
citoyennes, où les pêcheurs, moins fragiles de l'estomac et plus habiles aux
glissements, dominent.
Quand on l'interroge, les journalistes venus même de
Rome, de Berlin et d'ailleurs entendent le maire déchu, perché au balcon du
cinquième étage, solennellement dans un égarement déclare Tout ce qui flotte a
bon dos.
Charybde 4
Il y a cette histoire qui traine, comme une panne
oubliée, une chiffe ou un sac plastique, dans les broussailles. Traine comme on
traine ici, comme on traine.
Des bâtisses échafaudées à la va-vite, destinées à on ne
sait quel usage, douane de mer ou magasin, contrôle ou laisser-passer, ce qu'on
sait, nous, ici, c'est que ces buts n'ont pas été atteints. La ruine a mangé
les casemates avant même que les liasses administratives, les stylos et les écrans,
les armoires pleines d'archives et de protocoles, ne viennent meubler les
petites pièces ou peupler le désordre des bureaux. Pas de cendriers pleins de
mégots, ni de calendrier aux images pulpeuses sur les murs. Pas tous les petits
défauts des menuiseries, usées à force de tourner sur elles-mêmes, pas de
blague virile et de cette moiteur de sanglier suintant de tous les objets. Pas
de machine à café vieillissante, crachotant son unique liqueur couleur de merde
dans des tasses ébréchées.
Alors les lieux ont été repérés, puis habités. Il est là,
hagard, craintif. Il se cache à moitié, mais à moitié il ne peut s'empêcher
d'être très visible, dans un grand manteau qui en ces lieux paraît incongru ou
pour le moins mal approprié. Ses larges poches portent tout ce qui traîne
aussi, chiffes, bâtons, plastiques, objets ou parts d'objets brisés rouillés
fissurés cassés. Il collecte la mémoire de ce qui n'a pas pris forme, ou a
perdu vie. Il a un petit oiseau, séché par le soleil. Il a un os de seiche. Il
a une boucle d'or. Il a un couteau dont la lame est émoussée. Il archive à son
tour, remédie à l'occupation mort-née, il classe les papiers par taille et/ou
par couleur - il en arrive tellement par le vent.
Et lorsqu'il croise un voyageur, lorsqu'il te croise, il te
montre une photo, énigmatique cliché en noir et blanc, qui montre la mer. Sauf
que dans un coin de la photo, on distingue (mal) quelque chose ; sans qu'on
sache s'il s'agit d'un défaut de la photo, le papier en est tellement rasé par
la multitude des mains qui l'ont touchée, et par la multitude de sa main ;
c'est peut-être aussi un reflet du soleil sur l'eau, ou un égarement lors du
développement... ou bien c'est une forme, mais cette forme ne se rattache pas
facilement à une forme déjà connue. Une quille retournée de bateau ? Le membre
d'une créature absente des planches des guides écologiques ?
Il reprend vite la photo (cela concourt à la confusion),
il la replace soigneusement dans sa poche intérieure, il s'éclipse en disant Ma
! Ma ! Cazzo ! Ma !
Tu reprends ton chemin et tes bagages en main ; tu le
vois disparaître derrière des tonneaux ou un angle de la cabane. Et si tu
t'éprends de l'appeler, tu n'auras pas même le cri d'une mouette comme réponse.
A peine la mer, la mer à peine, le roulis moelleux de la mer, là, tout autour.
Scylla 2
Le pêcheur a garé son bâtiment. Le voilà qui ne monte
plus l'eau : il est assis sur un cheval.
Il arrache des tranches sanglantes aux Bestes qui
s'échouent, noyés par une mine. Il coupe tête et queue et cautérise de sable.
Il a deux jericans et distribue l'eau de mer, pour les petits maux du
quotidiens. Il marche rive-rive, le long de l'eau, sur les plages et entre
écueils, le long du large. C'est à peine s'il y prend garde.
Il a rêvé une nuit que la mer était totalement figée,
couverte de glaces et ces glaces de neiges. D'ours blanc, non, mais une vaste
infinitude de blanc et de froid.
Le bateau s'est retrouvé bloqué. Et tous les filets avec.
Et les palangres et les bouées. Cela durait. Cela ne passait pas bien que, dans
le rêve, cela s'efface aussi vite que le banc de friture. Il n'y avait pas de
soleil, c'est cela, peut-être qui lui fit prendre conscience de la blancheur
des lieux, et de l'état de gel de la mer.
Mais pour geler tout ce sel, il aurait fallu des heures
et des heures du travail compliqué des nuages et des vents et courants.
Pourtant rien. Soudain, le bateau, stoppé net.
La nuit a été plutôt mauvaise. Des cauchemars plus
brutaux et obscènes que le Calmar géant qui couche avec sa femme, ou le banc de
thons chassés par une seule sarde. Plus féroces encore que la fois où la Beste
est entrée dans la marina, entre les deux pontons, le carnage - et pas que les
bateaux éventrés.
Une mer devenue désert. Une mer minérale, photographiée
telle quelle, avec ses vaguelettes et ses vaguelons, avec des courant et ses
vents, tous pétrifiés.
Tu pouvais descendre de l'embarcation, et puis marcher.
Marcher sur deux milles. Marcher sur les Bestes, les sardes, les thons et les
Calmars. Marcher sur les vaisseaux engloutis et les trésors enfouis, bouffés
par la rouille et les murènes.
Tu pouvais marcher sur l'eau et ça, ça, ce n'était pas,
ç'a n'a pas été, possible.
En sueur quand il s'est réveillé, il y avait deux
mouettes sur le cabestan, et derrière un gras soleil se vomissait. Il se
redressa, et les mouettes s'envolèrent, et le soleil était plus haut, moins
rougeaud, moins gazole.
Le pêcheur a garé son bâtiment. Le voilà qui ne monte
plus l'eau : il est assis sur un cheval.
Charybde 5
On arrivait et c'était tout de suite l'évidence. Peu
importe là où on se rendait, on irait comme les journaux, directement au lieu
propice, sur la table des meilleures maisons, dans les restaurants et cafés des
belles places espagnoles ou arabes ou françaises, sur les bureaux des édiles et
les tables basses des artistes en vue.
On débarquait, c'était quelque chose. Un salmigondis de
faces brutes et de nez cassés, des costumes trois pièces et des robes tziganes,
des mioches qui pleurnichent et des chiens miniatures ; tout ce beau monde qui
rentre au pays, et habillé pour l'occasion, et puis les matelots, les vendeurs
à la sauvette, les putes et les étudiants revenus par hasard. Des vieux. Des
vieux par dizaines ! Plus de vieux que de poussettes, c'était sûr. Mais comme
du même coup ces vieux étaient des vieilles, plus de gonzesses que de mecs. On
était gagnant, toujours gagnant à rentrer au pays.
On irait partout, on retrouverait tout le monde, on
danserait, boirait, chanterait, on mangerait, on se promènerait, on se
baignerait ! On irait sortir les filles, et puis d'autres filles, moins
épaisses, moins cousines ! Avec un peu de chance, on irait au bout, comme on va
au bout de l'île, si le temps nous prend, on irait au bout et dans la nuit
entre les épines, on baiserait sous la lune.
On retrouverait un vieil oncle, une vieille grand-mère,
et puis les bêtes, chiens, chats, moutons ! Les nouveaux mariés, les derniers
cousins.
On se ferait une virée nocturne sur l'Etna, et une autre,
diurne cette fois, dans les Eolie. On irait à Agrigente et Catane, puis Enna et
Syracuse, pour tout le catalogue des faces brutes et renfrognées, des coups de
soleil plein les bras, comme un don du ciel, et à la messe, le dimanche, on
draguerait encore les touristes françaises.
On ne voudrait plus partir, on resterait là des plombes,
à croupir au soleil, comme des lézards trop puissants... très beaux, chatoyants
mais trop, trop puissants.
Scylla 6
C'est exactement là, c'est le lieu même. Il n'y en a pas
d'autre qui vaille la peine. Vous oublierez vos habitudes, l'orbe lisse qui
façonne le monde d'en haut. Vous entrez ici ô, lâchez vos espoirs. Laissez-les
dériver, ils viendront épouser les monts et les vagues, ils se couleront dans
les veines et se déposeront sur les crêtes.
Tu lâches l'une pour l'autre, mais tu ne sais pas ce qui
t'attend. Tu ne seras pas déçu. Ici, c'est autour que le monde tourne. Ici,
c'est pour ça que les vents et les écueils. Ici, plus que jamais.
Ici, l'aileron de l'Orque a découpé les terres.