On ne me reprochera pas ici, où m’invite un allié de premier rang, ce plaidoyer pour l’autonautique, science de la villégiature contemplative des routes et autoroutes.
Julio Cortázar et Carol Dunlop en donnent les principaux rudiments dans leur livre Les Autonautes de la cosmoroute (1983). Avant eux, sans doute faisions-nous de l’autonautique sans le savoir et même, peut-être, bien avant que le Congrès de la route de Milan n’entérine, en 1926 et sur proposition de la France, la dénomination autoroute pour les voies nouvelles. Encore une victoire de plume, faute de goudron, comme aime s’en flatter l’esprit hexagonal. Certains archéologues foucaldiens de la discipline considèrent toutefois que déjà Saint Pierre, sur le chemin de Damas… Mais en disputer à présent nous conduirait dans de tels chemins de traverse que je préfère sans délai couper court. Venons-en à notre science.
Une grammaire du
territoire…
C’est bien assez d’effort de
se rendre plus idiot que ceux qui
nous contestent le titre de « science » à propos de l’autonautique.
Je dis cela à dessein, Bouvard et Pécuchet comptant parmi nos maîtres les plus
universellement reconnus, qui surent les premiers que le réel appelait un traité de l’idiotie. L’idiotie, en
effet, se pratique avec méthode et application. Elle est une disposition à
fabriquer des énoncés singuliers sur nos activités ou notre environnement les
plus génériques. Elle est un jeu à
l’égard du réel, que certains réduisent à un défaut d’énonciation parce qu’elle
désigne et qualifie des lieux là
où l’intelligence, technique et utilitariste en diable, ne voit que des prépositions.
Je m’explique (il faut
suivre !). L’une des premières observations de l’autonautique est que la
route opère généralement comme un distributeur de prépositions : à côté
de ou bien entre, sur ou
encore au milieu de farcissent
ses énoncés géographiques. Toute une psychogéographie commune découle de
l’énonciation automobile et des toponymies de bord de route. Passer un panneau
évoque d’emblée mille choses, du clocher d’église qui figure dans le calendrier
des Postes à la spécialité culinaire en passant par les derniers résultats
sportifs.
Par contre, il n’y a guère
d’ici dans cette sémantique,
sinon sur les aires d’autoroutes où un Conseil général fait parfois la
promotion des produits régionaux (et
l’on dit qu’il ne faut pas fusionner les échelons territoriaux, allez
comprendre !). Mais comme ces ici-là manquent souvent d’ailleurs —
j’espère que vous suivez —, on est bien pressé de les quitter et d’éluder les
circonstanciels de lieux pour gagner du temps.
Un art du lieu…
C’est que, dit le philosophe
François Dagognet dans un des numéros des Cahiers de médiologie, la route est une « matérialité qui pousse à la
mouvance ». Son attribut est bien plutôt le temps newtonien, de
déplacement dans un champ de forces magnétiques, que l’espace cartésien, encore
buissonnant des soubresauts de la perception (qu’on relise la Dioptrique !).
Prendre ce territoire
hostile du quotidien qu’est la route, l’autoroute ou le périphérique pour cadre
de nos énoncés rituels et idiots,
c’est alors y réintroduire un art du lieu. Sur les aires de l’A7 qui mène à
Marseille, Julio Cortázar se rend compte que « lorsqu’on regarde deux
objets séparés et que l’on commence à regarder l’espace entre deux objets,
quand on concentre son attention sur cet espace, sur ce vide entre les deux
objets, à un moment donné, on perçoit la réalité. » Eh bien, le premier
qui s’avisa un jour de s’arrêter, n’importe où sur l’autoroute, et de dire
« ceci est mon lieu », celui-là fut le vrai fondateur de
l’autonautique et le bienfaiteur de tous les autonautes.
L’autonautique contribue à
cette perception singulière de la réalité. Je tairai ici le débat qui oppose le
courant phénoménologique, qui parle de donation de la réalité, et le courant matérialiste, selon
lequel la réalité est un rassemblement de multiples déterminations. Contentez-vous de retenir que l’autonautique a pour
objet toutes ces routes et autoroutes qui sont le legs de la modernité
pétrolifère. Elle prétend en épuiser la texture infinie et restituer toutes ses
colorations, délaissant in fine
les points de raccordement ou de jonction qui justifient pourtant que l’on construise
semblables infrastructures.
Une science
expérimentale…
L’autonautique répugne à la
triste abstraction cartographique des atlas routiers. Et elle aurait sans doute
stagné lamentablement sans les progrès vertigineux de l’image photographique
qui sert ses expérimentations. Bien logique, quand on y pense, car c’est par
l’adjonction d’asphalte à sa chimie du développement que le grand Niépce,
l’inventeur de la photographie, parvint à fixer ses premières images en 1822. L’inventaire
photographique des infrastructures autoroutières coule ainsi de source, si l’on
peut dire.
L’autonautique n’étant pas
avare d’instruments, l’entrée dans le monde numérique devait lui en fourbir de
précieux. Le grand œil satellitaire Google Map et son explorateur de
ras-de-terre, Google Street View, sont des machines dont les autonautes ont ainsi
rapidement adopté l’usage, devenus cyber-arpenteurs du quotidien routier, de
sorte que pas une frange de ce monde physique n’échappe au jeu de conjecture et
de vérification que ces logiciels permettent d’orchestrer. Les périples qui
s’offrent aux autonautes n’ont en fait de bornes que celles de leur
imagination.
D’un obstacle
épistémologique…
Toutefois, par un étrange
carambolage idéologique, l’autonautique numérique devait cependant rejoindre
des considérations d’un autre âge, celles-là même qui nous font qualifier
aujourd’hui les bâtisseurs d’autoroutes de « dinosaures ». Écoutez
donc
Georges Pompidou : « l’autoroute doit être continue comme le réseau sanguin, elle doit irriguer sans interruption sous peine que se constituent des goulots d’étranglement qui ôteraient l’essentiel de la vitalité économique. L’autoroute doit être liée aux pays étrangers. L’autoroute est un instrument de travail mais aussi un instrument de libération. Elle a donné la possibilité à l’homme d'échapper aux contraintes des transports en commun, de partir quand il veut, pour, et où il le veut. Elle lui a permis de retrouver la géographie de son pays et son histoire » (discours prononcé le 29 octobre 1970, à l'occasion de l'inauguration de la liaison Lille-Paris-Lyon-Marseille).
Georges Pompidou : « l’autoroute doit être continue comme le réseau sanguin, elle doit irriguer sans interruption sous peine que se constituent des goulots d’étranglement qui ôteraient l’essentiel de la vitalité économique. L’autoroute doit être liée aux pays étrangers. L’autoroute est un instrument de travail mais aussi un instrument de libération. Elle a donné la possibilité à l’homme d'échapper aux contraintes des transports en commun, de partir quand il veut, pour, et où il le veut. Elle lui a permis de retrouver la géographie de son pays et son histoire » (discours prononcé le 29 octobre 1970, à l'occasion de l'inauguration de la liaison Lille-Paris-Lyon-Marseille).
Un hommage à Internet ne
sonnerait pas différemment, n’est-ce pas ? En autonaute averti, j’y vois plus
qu’un signe, une leçon. Forme de reptation conditionnée dans les couloirs
d’asphalte, le street-viewisme
accomplit en quelque sorte ce rêve impérieux de la modernité organique, où l’on
glisse sans entrave d’un point à l’autre, avalant des distances de pixels. Même
s’il gagne ponctuellement, par capillarité, quelques espaces retirés des voies
carrossables, ce mode de voyage « autonautique » est plus étroitement
corseté que ne l’est un fantasme de polytechnicien. Prenons y garde !
Par-delà les grillages…
Aucune technique n’est
neutre. Nous en avons beaucoup débattu lors de nos deux derniers congrès
internationaux, en 2016 et 2020. Après la scission du courant corbuséen qui
persiste à maintenir la Proposition 64 de la Charte d’Athènes selon laquelle « les zones de verdure doivent
isoler, en principe, les lots de grande circulation », nous avons enfin
statué sur une résolution unitaire. À savoir que l’autonautique numérique doit
se prémunir du danger ci-dessus pointé en adoptant, autant que faire se peut,
l’énonciation piétonnière des autonautes qui vont à pieds, lesquels peuvent
être à leur tour numériquement appareillés. C’est ce que fait très bien notre
hôte, comme vous l’avez sans doute remarqué !
L’intérêt de cette démarche
consiste à repousser les frontières et les normes de notre objet d’étude. De
sorte que nous autres autonautes, nous arpentons nos infrastructures chéries
comme des territoires choisis. Nous coupons les barbelés et battons monts et
vaux du relief autostrade. L’autonautique définit ainsi non pas un itinéraire
mais une itinérance immobile, qui rend l’asphalte de vitesse presque abstrait. La
route dont la vocation est d’abolir l’espace le restitue alors pour un temps
choisi et dans un monde neuf que rien ne consume. Il y aurait ainsi une sorte
de route « parallèle » à la première, à celle qui est trop bien
connue et par conséquent mal connue, une route dont la réalité s’éprouverait,
solide et lumineuse, par l’art du détour. Le braconnage de la route transforme
cette dernière en rumeur lointaine, comme s’il n’en demeurait, au présent de
notre expédition, qu’un murmure entre des archipels sauvages. Une beauté
cruelle gronde derrière les ramures d’un paysage à la
Van Eyck…
Van Eyck…
***
Texte et images du
périphérique toulousain par Matthieu Duperrex, de Urbain,
trop urbain, qui accueille mon article « Bas-côtés » dans le cadre du projet des Vases
communicants : “Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur
le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges,
les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne
pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”