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vendredi 1 février 2013

Vases communicants / Benoît Vincent


936e jour de voyage. Aujourd'hui, exceptionnellement, dans le cadre des Vases communicants,  réjouissante opération d'échanges de contenus, ce n'est pas moi qui écris ici mais Benoît Vincent, écrivain, botaniste, coanimateur de la revue Hors-Sol, maître d'œuvre d'Ambo(i)lati, plateforme numérique improbable – et j'en passe.
Le principe des Vases communicants est très simple : “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”
Et donc. Nous nous sommes promenés l'un comme l'autre dans les paysages du détroit de Messine – entre Charybde et Scylla. J’ai fait des images, il a mis des mots dessus, et le résultat, emballant me semble-t-il, est visible ci-dessous.
J'ai fait d'autres images encore et je leur ai accolé des extraits d’un texte célèbre.
Et ces autres images et cet autre texte sont publiés chez Benoît, sur Ambo(i)lati,
ici >>> Le champ du signe.


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Amb’i lat’

Ce texte est écrit en marge de la première partie d’Horcynus Orca, l’incroyable roman de 
Stefano d’Arrigo, dont la corrections des épreuves à pris quinze années. C’est grâce au travail 
d’Olivier Hodasava qu’il fut initié, mais aussi par l’entremise de Benoît Virot, qui aiguillonne plus vite 
que son ombre.


Charybde 1

Quitter, laisser là le pays, le laisser à ses affres, ses oripeaux, ses odeurs grasses, ses peaux dorées, ses plages trouées, ses femmes. Ses cailloux. Ses poissons, ses fères, c'est-à-dire des bêtes sauvages, et autochtones, et endémiques.

Prendre le ferribò qui porte plus de noms que tu n'en connais.

Ce n'est pas une maison, c'est une ville ; ce n'est pas un livre, mais une bibliothèque ; ce n'est pas un voyage, mais une vie.

Elles sont là, les femmes. Elles l'empruntent à longueur d'année, de part et d'autre et avec elles les voix et les légendes. Ce n'est pas un bateau, celui-là ; malgré ses formes anguleuses et ses vacarmes de machines. Elles le savent elles, qui s'accoudent négligées à la rambarde, en sondant les fumerolles d'horizon. Près de la salle des machines. Ou dans leurs cabines ou certains lieux d'aisance, la porte légèrement entr'ouverte.

C'est le tribut payé au transport. Elles le savent. Elles reviennent. Le bruit couvre les bruits, le grand souffle et les crissements des rouages, le tremblement des hélices, les vibrations du contact sur la dure surface de l'eau, au crépuscule.

Elles reviennent. Elles savent. C'est une grosse bête, une bête énorme et sauvage. Une bête féroce, endémique, autochtone. La Bête se sert à elle, se sert en elle. Elles se laissent faire. La Bête, déguisée en fracas et hoquets, en sifflets et fumées, pistons, engrenages, graisses, poulies, qu'est-ce que j'en sais moi, je ne suis pas mécanicienne, la Bête, oh, la Bête.

Toutes ces femmes le savent et reviennent. Elles qui escortent les chargements de sel de l'une à l'autre rive, elles qui vivent (trainent) ensemble des semaines durant, dans les plis et les tissus des femmes, dans les voix des femmes et les histoires des femmes, dans les cycles des femmes, dans les désirs des femmes, cette compagnie de femme paye de son corps le passage journalier. La Bête se sert, la Bête prend, la prend par en-dessous, par dessous la robe, et elles gardent le regard figé sur les masses devenues floues au loin.

La Bête et tout son tintamarre et son épilepsie de machine organique qui te prend, au crépuscule, et te secoue, comme jamais on ne t'a, te frotte et te brique, te reluit, t'asperge, te trempe de ses huiles ? poisseuses, de son mécanique roulis, de son coulis de bruit et mouvements, la même matière, la même matière, pour les deux.



Scylla 5

De l'autre côté, l'inaccessible.

Toise. On s'en fout. On a la mer, et elle est pleine. Elle vient jusque là, figure-toi. Elle déborde. Elle envahit les plaines et les vallées, elle engloutit les villes. Elle monte. La mer monte et, sans violence aucune, elle occupe les terres, et même plus, elle les embrassent et les miment.

Tu observes les rues s'humecter puis très vite devenir ruisseaux. Les immeubles, les maisons, leur rez est déjà comblé. Les tapisseries, les velours des rideaux, dégouttent. Les canalisation refluent leurs odeurs de cuisine et d'hôtellerie. Les paperasses flottent, avec les bidons, les récipients divers, un broc, un pot, une bouteille sans message.

Des tas d'herbes, des bouquets, des branchages, des déchets verts, et bien sûr les inlassables archipels des plastiques, bâches, sacs poubelles, ustensiles de cuisines, etc.

Des chats égarés sur des planches vermoulues, des chiens fatigués de nager et qui nagent encore de leur pattes en sang. Des landaus, des berceaux... tout un trousseau d'intime. Des baignoires, peut-être, et puis déjà les hommes sur des radeaux de fortunes, des barques jusque là oubliées dans les ronciers, toutes sortes d'objets du quotidien promus à un destin impétueux. Et puis la vie à nouveau qui s'organise, avec ses pouvoirs et ses règlementations.

Les autorités, dépassées, ont cédé à des milices citoyennes, où les pêcheurs, moins fragiles de l'estomac et plus habiles aux glissements, dominent.

Quand on l'interroge, les journalistes venus même de Rome, de Berlin et d'ailleurs entendent le maire déchu, perché au balcon du cinquième étage, solennellement dans un égarement déclare Tout ce qui flotte a bon dos.

 

Charybde 4

Il y a cette histoire qui traine, comme une panne oubliée, une chiffe ou un sac plastique, dans les broussailles. Traine comme on traine ici, comme on traine.

Des bâtisses échafaudées à la va-vite, destinées à on ne sait quel usage, douane de mer ou magasin, contrôle ou laisser-passer, ce qu'on sait, nous, ici, c'est que ces buts n'ont pas été atteints. La ruine a mangé les casemates avant même que les liasses administratives, les stylos et les écrans, les armoires pleines d'archives et de protocoles, ne viennent meubler les petites pièces ou peupler le désordre des bureaux. Pas de cendriers pleins de mégots, ni de calendrier aux images pulpeuses sur les murs. Pas tous les petits défauts des menuiseries, usées à force de tourner sur elles-mêmes, pas de blague virile et de cette moiteur de sanglier suintant de tous les objets. Pas de machine à café vieillissante, crachotant son unique liqueur couleur de merde dans des tasses ébréchées.

Alors les lieux ont été repérés, puis habités. Il est là, hagard, craintif. Il se cache à moitié, mais à moitié il ne peut s'empêcher d'être très visible, dans un grand manteau qui en ces lieux paraît incongru ou pour le moins mal approprié. Ses larges poches portent tout ce qui traîne aussi, chiffes, bâtons, plastiques, objets ou parts d'objets brisés rouillés fissurés cassés. Il collecte la mémoire de ce qui n'a pas pris forme, ou a perdu vie. Il a un petit oiseau, séché par le soleil. Il a un os de seiche. Il a une boucle d'or. Il a un couteau dont la lame est émoussée. Il archive à son tour, remédie à l'occupation mort-née, il classe les papiers par taille et/ou par couleur - il en arrive tellement par le vent.

Et lorsqu'il croise un voyageur, lorsqu'il te croise, il te montre une photo, énigmatique cliché en noir et blanc, qui montre la mer. Sauf que dans un coin de la photo, on distingue (mal) quelque chose ; sans qu'on sache s'il s'agit d'un défaut de la photo, le papier en est tellement rasé par la multitude des mains qui l'ont touchée, et par la multitude de sa main ; c'est peut-être aussi un reflet du soleil sur l'eau, ou un égarement lors du développement... ou bien c'est une forme, mais cette forme ne se rattache pas facilement à une forme déjà connue. Une quille retournée de bateau ? Le membre d'une créature absente des planches des guides écologiques ?

Il reprend vite la photo (cela concourt à la confusion), il la replace soigneusement dans sa poche intérieure, il s'éclipse en disant Ma ! Ma ! Cazzo ! Ma !

Tu reprends ton chemin et tes bagages en main ; tu le vois disparaître derrière des tonneaux ou un angle de la cabane. Et si tu t'éprends de l'appeler, tu n'auras pas même le cri d'une mouette comme réponse. A peine la mer, la mer à peine, le roulis moelleux de la mer, là, tout autour.


Scylla 2

Le pêcheur a garé son bâtiment. Le voilà qui ne monte plus l'eau : il est assis sur un cheval.

Il arrache des tranches sanglantes aux Bestes qui s'échouent, noyés par une mine. Il coupe tête et queue et cautérise de sable. Il a deux jericans et distribue l'eau de mer, pour les petits maux du quotidiens. Il marche rive-rive, le long de l'eau, sur les plages et entre écueils, le long du large. C'est à peine s'il y prend garde.

Il a rêvé une nuit que la mer était totalement figée, couverte de glaces et ces glaces de neiges. D'ours blanc, non, mais une vaste infinitude de blanc et de froid.

Le bateau s'est retrouvé bloqué. Et tous les filets avec. Et les palangres et les bouées. Cela durait. Cela ne passait pas bien que, dans le rêve, cela s'efface aussi vite que le banc de friture. Il n'y avait pas de soleil, c'est cela, peut-être qui lui fit prendre conscience de la blancheur des lieux, et de l'état de gel de la mer.

Mais pour geler tout ce sel, il aurait fallu des heures et des heures du travail compliqué des nuages et des vents et courants. Pourtant rien. Soudain, le bateau, stoppé net.

La nuit a été plutôt mauvaise. Des cauchemars plus brutaux et obscènes que le Calmar géant qui couche avec sa femme, ou le banc de thons chassés par une seule sarde. Plus féroces encore que la fois où la Beste est entrée dans la marina, entre les deux pontons, le carnage - et pas que les bateaux éventrés.

Une mer devenue désert. Une mer minérale, photographiée telle quelle, avec ses vaguelettes et ses vaguelons, avec des courant et ses vents, tous pétrifiés.

Tu pouvais descendre de l'embarcation, et puis marcher. Marcher sur deux milles. Marcher sur les Bestes, les sardes, les thons et les Calmars. Marcher sur les vaisseaux engloutis et les trésors enfouis, bouffés par la rouille et les murènes.

Tu pouvais marcher sur l'eau et ça, ça, ce n'était pas, ç'a n'a pas été, possible.

En sueur quand il s'est réveillé, il y avait deux mouettes sur le cabestan, et derrière un gras soleil se vomissait. Il se redressa, et les mouettes s'envolèrent, et le soleil était plus haut, moins rougeaud, moins gazole.

Le pêcheur a garé son bâtiment. Le voilà qui ne monte plus l'eau : il est assis sur un cheval.


Charybde 5

On arrivait et c'était tout de suite l'évidence. Peu importe là où on se rendait, on irait comme les journaux, directement au lieu propice, sur la table des meilleures maisons, dans les restaurants et cafés des belles places espagnoles ou arabes ou françaises, sur les bureaux des édiles et les tables basses des artistes en vue.

On débarquait, c'était quelque chose. Un salmigondis de faces brutes et de nez cassés, des costumes trois pièces et des robes tziganes, des mioches qui pleurnichent et des chiens miniatures ; tout ce beau monde qui rentre au pays, et habillé pour l'occasion, et puis les matelots, les vendeurs à la sauvette, les putes et les étudiants revenus par hasard. Des vieux. Des vieux par dizaines ! Plus de vieux que de poussettes, c'était sûr. Mais comme du même coup ces vieux étaient des vieilles, plus de gonzesses que de mecs. On était gagnant, toujours gagnant à rentrer au pays.

On irait partout, on retrouverait tout le monde, on danserait, boirait, chanterait, on mangerait, on se promènerait, on se baignerait ! On irait sortir les filles, et puis d'autres filles, moins épaisses, moins cousines ! Avec un peu de chance, on irait au bout, comme on va au bout de l'île, si le temps nous prend, on irait au bout et dans la nuit entre les épines, on baiserait sous la lune.

On retrouverait un vieil oncle, une vieille grand-mère, et puis les bêtes, chiens, chats, moutons ! Les nouveaux mariés, les derniers cousins.

On se ferait une virée nocturne sur l'Etna, et une autre, diurne cette fois, dans les Eolie. On irait à Agrigente et Catane, puis Enna et Syracuse, pour tout le catalogue des faces brutes et renfrognées, des coups de soleil plein les bras, comme un don du ciel, et à la messe, le dimanche, on draguerait encore les touristes françaises.

On ne voudrait plus partir, on resterait là des plombes, à croupir au soleil, comme des lézards trop puissants... très beaux, chatoyants mais trop, trop puissants.



Scylla 6

C'est exactement là, c'est le lieu même. Il n'y en a pas d'autre qui vaille la peine. Vous oublierez vos habitudes, l'orbe lisse qui façonne le monde d'en haut. Vous entrez ici ô, lâchez vos espoirs. Laissez-les dériver, ils viendront épouser les monts et les vagues, ils se couleront dans les veines et se déposeront sur les crêtes.

Tu lâches l'une pour l'autre, mais tu ne sais pas ce qui t'attend. Tu ne seras pas déçu. Ici, c'est autour que le monde tourne. Ici, c'est pour ça que les vents et les écueils. Ici, plus que jamais.

Ici, l'aileron de l'Orque a découpé les terres.