Sur une page, chaque mois, il dresse le portrait d’une personnalité, en creux, à partir de traces trouvées.
Techniquement, il se rend en un lieu qu’il sait lié à ladite
personnalité, il engrange des indices dont il prend les empreintes ; ensuite,
il dresse l’inventaire de ses découvertes.
Sa démarche est simple mais d’une évidente limpidité. Ses
pages sont belles et réjouissantes.
Au fil des mois, il a déjà traqué Carla Bruni,
Mao Tsé-Toung, Sophie Calle, Jacob et Wilhelm Grimm, Georges Perec ou Saint François d’Assise (pour ceux que cela intéresse, les précédentes enquêtes au tampon sont consultables ici).
Mao Tsé-Toung, Sophie Calle, Jacob et Wilhelm Grimm, Georges Perec ou Saint François d’Assise (pour ceux que cela intéresse, les précédentes enquêtes au tampon sont consultables ici).
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Dernièrement, GianPaolo Pagni m’a proposé que nous
enquêtions en parallèle, chacun avec nos outils, lui dans le Tigre, moi sur Dreamlands.
Pareille proposition ne se refuse pas.
Et ce n’est rien de dire que j’ai attendu avec impatience,
ensuite, qu’il me fournisse les éléments de notre première enquête commune.
Et puis voilà. Un jour j’ai reçu un mail. Ce mail
disait :
Bonjour Olivier,
lundi je suis allé chez mon amie Letizia Carnevale
maquilleuse professionnelle pour récolter les empreintes des ses outils et
produits de maquillage. Avec ces outils et produits, elle a maquillé David
Lynch ainsi que les 10 actrices (Monica Bellucci, Cécile de France, Emmanuelle
Béart, Béatrice Dalle...) posant pour lui lors d'une séance de shooting au
"Studio petit oiseaux va sortir " situé au 7 rue de Mont Louis 75011
Paris.
La séance de prise de vue a eu lieu le 23 décembre 2007.
Mon enquête pouvait commencer.
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Je me suis renseigné sur le 23 décembre 2007. J’ai consulté
les actualités du jour : un voilier perdu dans l’Atlantique ; un pic
de pollution sur Paris ; une grève suspendue à Orly Ouest. Et puis Julien
Gracq qui meurt. Je me suis demandé si cette mort avait pu être au centre des
conversations.
Le 23 décembre 2007 était un dimanche.
Plutôt ensoleillé. Températures clémentes pour la saison (8°C dans
l’après-midi).
J’ai essayé d’imaginer à quoi ressemblait un shooting un
dimanche à deux jours de noël.
J’ai imaginé David Lynch prendre une dernière image alors
que dehors la nuit était déjà tombée et se précipiter ensuite dans un taxi puis
un avion. Pour passer les fêtes chez lui…
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Et puis, j’ai acheté le numéro de Elle pour lequel les photos avaient été prises. Et j’ai
découvert qu’il était daté de mai 2007 – un spécial cinéma en écho au festival
de Cannes – GianPaolo disposait d’une information erronée.
Je l’ai prévenu.
Letizia Carnevale qu’il a contactée a évoqué finalement le printemps. Mais sans pouvoir donner de date précise.
L’enquête est repartie sur de nouvelles bases.
J’ai décidé de m’intéresser enfin aux lieux…
7, rue du Mont-Louis donc. C’est à quelques mètres, à vol
d’oiseau, du Père-Lachaise.
Un portail. Une cour intérieure. Des bâtiments en enfilade
anciennement d’usine. Et puis, autour, des rideaux de fer définitivement
baissés, des commerces qui survivent (salon de coiffure, garage, café…).
Difficile d’imaginer David Lynch dans pareil endroit – dans
pareille rue sans grand intérêt d’un quartier populaire de Paris. J’ai tenté de
me figurer comment lui pouvait le voir, ce quartier.
Et aussi comment un réalisateur de sa trempe débarque à
pareille séance de prise de vue : seul, ou entouré de toute une équipe.
Elle, légende de
l’une des photos du papier d’ouverture (une sorte de making off ; on y voit David Lynch entouré de trois jeunes
hommes en tee-shirt) : Le maître et ses assistants.
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Question, par exemple : est-il arrivé en taxi ? en
berline avec chauffeur ? Était-il seul ? Je n’en sais rien. Je ne
sais en fait pas grand chose. Mais ce n’est pas grave. Au contraire même.
J’aime me poser des questions plutôt que d’avoir des réponses.
J’aime que l’univers des possibles soit des plus vastes.
J’aime à imaginer que ça pourrait être lui, l’homme au
chapeau de la photo ci-dessus. Réveillé tôt donc, quittant un palace presque en
catimini, un plan de Paris dans la poche. Marchant d’un bon pas. Se perdant un
peu. Mais bon, pas tant que ça… Bastille, Voltaire, Père-Lachaise…
J’aime à imaginer la tête de celui ou celle qui aurait à
ouvrir la porte au coup de sonnette et qui se retrouverait, si tôt encore, face
à lui.
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Elle : Quand il arrive dans le studio le matin, en
marchant comme s’il flottait, cheveux vif argent au vent, ses belles mains
tachées d’encre dans son grand manteau noir, son éternel pantalon beige, sa
chemise blanche boutonnée jusqu’au col et sa veste noire en lin déchirée,
chacun suspend son activité pour le regarder passer, le saluer. Un maître
avance.
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Il faut imaginer aussi les dix vedettes du cinéma réunies ce
jour-là : Monica Bellucci, Cécile de France, Emmanuelle Béart, Béatrice
Dalle, Isabelle Carré, Charlotte Rampling, Emmanuelle Devos, Laetitia Casta,
Natacha Régnier, Charlotte Gainsbourg.
Combien d’entre elles David Lynch connaissait-il seulement
de nom ?
Combien sur les dix comédiennes espéraient-elles qu’il les
remarque – au point un jour d’avoir envie de les faire tourner ?
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D’autres questions – des tombereaux de questions.
Les rendez-vous de ces dames, de ces demoiselles, ont-ils
été répartis sur l’ensemble de la journée ? Étaient-elles invitées à
arriver à la même heure ?
Se sont-elles parlé ?
Sous prétexte de concentration nécessaire, ont-elles cherché
à s’éviter ?
Ne se sont-elles croisées qu’au maquillage – un peu comme ça
arrive dans les coulisses d’un plateau de télévision.
Et aussi. Comment sont-elles arrivées, elles ? Mêmes
interrogations que pour Lynch : seules ? accompagnées d’un
agent ? En taxi ? En limousine avec chauffeur mise à disposition par
la production ?
Pour bien faire, il faudrait que l’une d’elle au moins
(Isabelle Carré ? Natacha Régnier ?) soit venue par ses propres
moyens – en Smart par exemple. Il faudrait l’imaginer, oui, cherchant une place
pour se garer puis se lançant dans un épique mais nécessaire créneau.
Mais revenons à Lynch.
Elle : Adepte depuis trente-trois ans de la méditation transcendantale, il quitte d’ailleurs chaque jour le plateau pendant une heure pour méditer, ce qui le fait plonger, dit-il, dans un océan de bonheur. Zen mais pas ascète, Lynch fume, ne dit pas non à un verre de bordeaux ou à une tartine de foie gras, mais ce dont il raffole, ce sont des petits sandwichs au comté, sans oublier son véritable carburant : des cappuccinos bien mousseux qu’il boit tout au long de la journée.
•
Peut-être David Lynch a-t-il donc quitté le studio une
petite heure pour méditer (à l’heure du déjeuner ?). Peut-être en a-t-il
profité pour faire un tour au Père-Lachaise. Ou alors, tout simplement s’est-il
contenté de marcher dans le quartier.
Le voici qui découvre l’impasse en face, juste en face, du 7
rue de Mont-Louis – c’est le genre d’espace urbain – aucun doute – qu’il
affectionne.
Il avance.
Il scrute comme s’il était en repérage pour un film. Il
pousse jusqu’au bout, jusqu’à ces mots, sur un écriteau, que mentalement il
enregistre :
FRIED FRERES
FANTIVOR
COPERLOR
Peut-être un jour, pour peu qu’il se remette au cinéma (et
pour peu qu’il choisisse Paris comme cadre), décidera-t-il d’y (re)tourner.
•
La journée passe. Les shootings s’enchaînent.
Des actrices prises sur fond d’images projetées de villes.
Des jeux de lumière. Parfois des fumigènes. Et dehors, une vie de peu : un
engin de chantier qui détruit le mur de ce qui fut une maison, un maçon qui
maçonne, un inconditionnel de Lynch qui passe sans se douter…
Et puis voilà. Il y a forcément un dernier cappuccino, un
dernier sandwich au comté, une dernière photo et peut-être des
applaudissements, feutrés, tournés vers le maître pour saluer la fin de la
séance.
•
Il commence à sa faire tard. Toujours de l’effervescence
dans le studio mais cette fois il s’agit de ranger.
Trois ou quatre personnes rivées à leurs téléphones. Une
autre pianote sur son ordinateur portable.
Une à une, les actrices s’en vont. Non sans avoir au
préalable chaleureusement remercié le maître.
Et David Lynch vautré dans un fauteuil. Un air las sur le
visage. Certains pourraient y voir de la concentration, un état intense de
réflexion. Mais non, rien de tout ça. Il se dit qu’il faudrait refuser ce genre
de commande. À quoi bon – à quoi bon ce cirque, cette journée passée en studio
pour un magazine féminin français à photographier des femmes qu’il ne connaît
pas, dont il se fout même totalement…
De quoi a-t-on envie dans ces cas-là ? Comment vit-on
l’instant quand on s’appelle David Lynch et qu’on est épuisé ?
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